Longtemps j’ai regretté d’être une fille ordinaire.
Rien qui surprend, qui attire l’œil. Aucune aspérité. L’artiste le plus inventif n’aurait pu, même en cherchant des années et en y mettant tout son talent, créer quelqu’un de plus normal. Je
n’exagère rien. J’aurais pu être la définition du mot banal dans un quelconque dictionnaire. Cela peut paraître présomptueux, mais c’est la stricte vérité. Dans la rue, les gens me bousculaient
sans me voir. Ils auraient portés plus d’attention à une simple borne d’incendie, qui leur aurait occasionné au moins quelques contusions, quelques bleus, témoignages de son existence, signes
tenaces contre l’oubli, contre l’effacement d’une réalité. D’un être. Il en était de même dans les files d’attente, dans les cafés où serveuses et serveurs m’ignoraient superbement, dans tous ces
lieux où la solitude humaine s’étale et se cache dans la multitude. Petite déjà, à l’école, les professeurs m’oubliaient souvent dans un coin, me regardant d’un air surpris quand je leur
confirmer être dans leur classe, toujours au premier rang d’ailleurs. Beaucoup de gens se demandent ce qui se passeraient s’ils n’existaient pas. Ou n’avaient pas existé. Il trouve ça curieux,
intéressant. C’est surtout épuisant. Le point culminant de cette banalité se situait dans les relations que j’entretenais avec les hommes. A leur yeux, je n’existais pas. A la rigueur, dans les
grandes occasions, ils me qualifiaient de « gentille », parfois même de « bonne copine ». Je me demande s’il existe un adjectif plus désagréable que « gentille »
dans ce genre d’occasion. Ou une situation plus exiguë que le rôle de confidente quand on voudrait être plus. Moi qui avait toujours rêvé d’être une de ces longues femmes mystérieuses qui font se
tourner tous les regards, dont le seul passage reste gravé dans une pensée, j’étais tout le contraire. Le souvenir ultime contre l’oubli absolu. Bref, si on l’avait remarquée, ma normalité aurait
pu passer pour une originalité extraordinaire, tant elle était – justement – hors norme.
A la longue, je m’étais fait une raison. On se fait
à tout avec l’habitude. Il me semble même qu’on apprend à ne plus lutter. Pourtant un jour, l’indifférence se fissure. La douleur, la colère jaillissent. J’attendais mon professeur pour une leçon
de conduite, assise près de la porte, dans l’entrée. Fauteuils marrons. Murs gris. Plantes vertes. Mon moniteur finit par arriver. Je me levais en souriant pour le saluer. Il passa sans me jeter
un regard ; commença à discuter avec la directrice. Au bout de cinq minutes qui me parurent cinq décennies, il se retourna. « Tiens tu es là depuis longtemps ? » Je crois que
c’est à ce moment-là exactement que quelque chose se brisa. Je cru que j’allais m’effondrer. Que j’allais pleurer. Ou hurler. J’aurais aimé hurler. Dire l’insupportable. Savoir dire
l’insupportable. La souffrance d’être invisible. Mais au mot d’invisible, mon esprit changea de direction. En quelques secondes, peut-être moins, je pris ma décision. Je répondis posément, avec
un mince sourire : « je viens d’arriver ». On entends souvent dire que tout don contient sa part de malédiction. Je venais de comprendre que l’inverse peut aussi se révéler
exact.
Tout était parti du mot invisible. Ce que je
considérais moi comme une tare aurait été une bénédiction aux yeux de bon nombre de mes semblables. Il est bien des situations où on aimerait ne pas exister, être invisible, pour agir à l’insu de
tous, sans aucun témoin. Le voleur dans une bijouterie, l’homme (ou la femme) adultère, l’enfant qui copie sur son voisin de droite, tous auraient rêvé d’être invisible, d’être là sans y être. Je
me renseignais alors sur l’idée d’invisibilité. Non seulement celle-ci traversait notre vie quotidienne de pensées coupables en coups d’œil craintif, de vérifications hâtives de col de chemise en
zéro pointé, mais elle remplissait aussi la littérature, le cinéma, et même les séries télévisées. On trouvait ce concept chez les plus grands : H .G Wells, Frédéric Brown… et chez bien
d’autres encore. Je n’étais certes pas réellement invisible, comme ces auteurs l’avaient souhaité. Mais ces recherches me confirmèrent dans ma décision de transformer ma faiblesse en force.
J’essayais de réfléchir aux possibilités qui s’offraient à moi. Je décidai de commencer petit. Je suis d’un nature raisonnable. Subtiliser le journal d’un homme assis près de moi dans un café me
semblait un bon début. Si j’étais repérée, je prétexterais un simple emprunt.. Et on arrête pas quelqu’un pour un vol de journal.
Je m’attablais à une terrasse de café. Chercher un
cible potentielle. Choisis mon voisin de droite. Je respirais un bon coup. Mes mains tremblaient un peu. Ma respiration s’accéléra. J’allais renoncer, quand me voisine de gauche se releva
brusquement, me donnant par la même occasion un grand coup de coude, sans s’excuser. Sans me voir. Coup de pouce du destin ? Je me décidai. Vérifiais à droite et à gauche et me lançai… Mon
cœur battait à tout rompre. Peut-être rata-t-il quelques battements. Je tendis la main vers l’objet futur du délit. Je pouvais à peine respirer. Une hésitation. Je récupérai ce quotidien le plus
naturellement possible et le posait sur ma table. Ce vol (s’en était bien un) provoqua en moi une formidable montée d’adrénaline. Mais ce ne fus rien comparé à la jouissance intense que je
ressentis, quand l’homme se tourna vers moi pour me demander si je n’avais pas vu son journal, et que je lui proposais aimablement le mien. Je cru que mon cœur allait se décrocher. Je ne m’étais
jamais sentie aussi bien. Il ne me restait plus qu’à viser plus haut. J’étais lancée.
Le choix fut difficile. Il fallait que ma cible soit
intéressante sans pour autant présenter de risques. Les magasins au système vidéo perfectionné étaient à exclure. Ne laisser aucune trace. Jamais. Mieux valait trouver un magasin un peu vieillot,
sans protection. Je me décidais pour une petite bijouterie, dans un quartier tranquille. Loin du centre-ville. Je m’y rendis plusieurs fois aussi bien pour vérifier le système de
surveillance que pour m’assurer que personne ne me reconnaissait d’une fois sur l’autre. Mon don fonctionna à merveille. Je finis par me décider. J’attendis que la vendeuse soit en
grande discussion avec une cliente à qui elle montrait de boucles d’oreille. Petites. Joliment ouvragées. Elles formaient une sorte de spirale en or souple et les diamants se nichaient en leur
centre. Comme un galet dans un cascade. Presque irréels. Ils étaient là sans y être. Je m’approchais du présentoir. Mademoiselle ? La vendeuse m’ignora. Alors je tendis la main et saisis
doucement, précautionneusement les boucles. Cela peut paraître surréaliste mais personne ne me remarqua. Je glissais tranquillement mon butin dans mon sac.. Mon cœur battait à tout rompre.
J’avais l’impression qu’on entendais plus que lui. La tête me tournait. J’avais chaud. Je me sentais mal. Je me sentais bien. Je m’efforçais de sortir le plus normalement possible. Attendant à
tout moment qu’on me rappelle. Personne ne remarqua rien. Je me retrouvais dans la rue, un peu désorientée… un peu nauséeuse. Je rentrai lentement chez moi, où je sortis les boucles de mon sac.
Elles étaient vraiment magnifiques. Sûrement anciennes. Je les rangeais dans un tiroir, près du journal. Ma première expérience avait réussie au-delà de mes espérances.
Il y en eu beaucoup d’autres. La plupart du temps
des bijoux. Durant un temps je les revendis. Cela ne présentait aucun risque. Les vendeurs étaient incapables de me reconnaître. Petite, brune, pâle. Grande, rousse, hâlée. Ainsi de suite. Mais
l’argent de ces vols ne me procurait aucun plaisir. Je l’entassais dans un tiroir. Sans le dépenser. Je finis par garder le fruit de mes larcins dans le même tiroir. Les bijoux scintillaient
tristement. Sans vie. Et même l’action en elle-même ne m’apportait plus l’exaltation du début. Je volais froidement. Sans remord. Sans plaisir. Comme certains héroïnomanes, je pensais que cela
passerait en augmentant la dose. Alors je volai de plus en plus gros. Je pris de plus en plus de risques. Je ne faisais même plus attention aux caméras. Tout m’était égal. Complètement. Je ne
dormais plus. Ne pensais plus qu’à ça. Mais surtout je m’ennuyais. A mourir. Je ne m’amusais plus. Je finis même par rester sur le lieu du crime. L’assassin est censé y revenir. Ce n’est
peut-être pas pour ce qu’on croit. Je voulais qu’on m’arrête. Que ça s’arrête. Mais j’avais beau rester là, personne ne me voyait. Les policiers ne m’interrogeaient pas. Les vendeuse m’écartaient
comme un objet gênant. Alors je mis le collier que je venais de dérober. Avec des policiers à cinq mètres. Rien. Je murmurais à quelqu’un près de moi : « mais vous me voyez n’est ce
pas ? » Son regard me traversa, sans me voir. Je m’approchais d’un policier. « Je viens de voler ce collier ». Aucune réaction. Je le dis plus fort. Toujours rien. Je finis
par le crier. Le silence. Je n’étais plus là. J’étais terrorisée. J’avais joué avec le néant. Il était en train de m’engloutir. A travers ces vols, je pensais être libre, être forte. N’avoir
besoin de personne. Mensonges. Je n’avais pas transformé ma faiblesse en force, mais ma vie en vide. Un vide interminable qui m’étouffait, me priver de tout. Je ne voulais pas de tous ces bijoux.
De tout cet argent. Je voulais exister. Simplement exister aux yeux de quelqu’un. Je voulais vivre.
La nausée me submergea. Je fus prise d’un vertige et
fis un effort pour ne pas m’effondrer. Je me précipitais hors du magasin, jetant le collier par terre au passage, sans un regard des policiers. Je courais sans pouvoir m’arrêter. Je me cognais
aux gens, aux choses.Ca ne me faisait même plus mal. Parfois je demandai : « mais vous me voyez n’est ce pas ?» Je finis pas m’accrocher aux gens. « Je vous en prie, dites-moi
que vous me voyez ». J’avais peur. Je tombais contre la rambarde en pierre d’un pont. Me laisser glisser par terre et me mis à sangloter. A me noyer. Pleurer toutes les larmes de son corps
n’est pas qu’une expression. Personne ne s’arrêta. J’aurais pu rester là pour l’éternité. Me confondre avec le pont. Soudain un main se posa sur la mienne. On m’aida à me relever. Je savais à
peine où je me trouver. Je tremblais de froid. Un homme m’appuya contre son épaule et m’aida à marcher jusqu’à un café déserté. Là il commanda deux chocolats chauds. Il me regarda en souriant.
« J’adore le chocolat chaud ». Il ne me posa aucune question, mais ses yeux savaient écouter. Alors lentement, comme on remonte d’une très longue plongée, je lui racontais tout.
Absolument tout. Puis je m’écroulais en sanglotant contre lui. Je n’arrivais plus à retrouver mon souffle. Alors il chuchota : « pourtant moi je vous vois ». Il n’ajouta rien.
Attendit que je me calme. Longtemps. Je crois. Puis : « je crois que vous devriez vous débarrasser de tout ça ». Il m’accompagna jusque chez moi. Je mis tout dans un sac, que
j’abandonnais sur la table du café où tout avait commencé.
J’ai seulement gardé la paire de boucles d’oreille.
Pour ne pas oublier tout ce que j’aurais pu perdre. Me rappeler. Que pour transformer une faiblesse en force la route est parfois longue. Que parfois ce n’est pas celle qu’on croit. Qu’il y a des
chances qu’il faut saisir. D’autres à rejeter. Parfois je les porte. Cela fait sourire l’homme du pont. Il me caresse doucement le lobe de l’oreille, descend le long de la boucle, de mon cou… et
quand il me prend dans ses bras, je me dis qu’il est parfois très agréable d’être une femme ordinaire.
Edelwe
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Puisqu’on a le droit de voter pour les autres textes, moi je vote pour Edelwe. J’ai vraiment bien aimé la façon dont tu traites le thème de l’invisibilité, je m’en suis déjà servi mais pas de cette manière et c’est vraiment original. Bravo ;)
Cela me touche beaucoup! Merci!
Zut, il faudrait que j’arrive à tout lire avant le 15 avril. Mais il m’interesse ce texte, et à ce que j’en ai lu, il est bien écrit :)
Les autres aussi d’ailleurs, vous avez du talent dîtes-moi ! ;)